Journal

Résidence à La Friche Artistique de Besançon avec le projet expérimental "Réticulations"

Publié le 14.02.2021

Journal du travail chorégraphique

Le sujet de recherche est le concept d'intersubjectivité, proposé comme seul moteur de réflexion et générateur d'idées. La spécificité du sujet, mais aussi l'immensité des interprétations et des implications conceptuelles qu'il peut donner, ont rendu l'expérience de la première semaine de recherche création très intéressante et dynamique. L'objectif était d'incarner ce concept dans une performance vivante avec trois danseurs professionnels compétents en techniques de danse contemporaine, interprétation et improvisation: Elise Boileau, Camille Chevalier et Benjamin Labruyère.

Pour passer du concept à l'action, nous avons proposé un jeu de rôle très simple. Il s'agissait de décider, parmi les trois danseurs, qui joueraient les rôles de «je», de «tu» et de «il / elle». Cette simple attribution des rôles nous a permis de passer par différentes étapes d'interprétation, et donc de prise de conscience de l'état émotionnel, cognitif et enfin de la réaction du mouvement qui joue chaque rôle. Nous avons été précis en indiquant les limites de chaque rôle, en suivant des indications: choisir le rôle en fonction de l’ordre d’entrée sur la scène (donc la première personne à entrer est «je», la seconde est «tu», et la troisième est "il / elle"); prendre le temps d'observer l'espace vide ou l'espace occupé par les autres, s'observer dans cet espace, vide ou occupé, et créer des situations à partir de l’environnement (lumière, son, éléments, personnes); ne pas créer à partir d'idées préconçues ou de visions antérieures, ne pas monter sur scène avec un rôle prédéfini, mais jouer avec des réactions personnelles au moment instantané et confronté à l'environnement; considérer les relations comme une sorte de système planétaire - comme le système solaire - dans lequel il y a une étoile au centre («je») et d'autres planètes qui tournent autour et qui se rapportent à elle et entre elles. Ainsi, pour travailler sur le concept d'intersubjectivité, la nécessité de définir la subjectivité de chacun se manifeste, et à partir de là les relations se produisent.

Pour planifier le rythme de travail, nous avons établi un calendrier de cinq jours. Chaque journée comprenait échauffement, improvisation non verbale, écriture de mouvements représentatifs, répétition et discussion orale. Elle était enrichie par les résultats de la veille, et par de nouveaux éléments ajoutés à chaque fois: corps, voix, sons, costumes, gestion de l'espace, projections interactives.

L'échauffement était un moment d'éveil physique, de respiration et de génération de mouvements orientés vers l'observation de son propre mouvement subjectif, à l'ecoute et vers la connaissance du mouvement subjectif des autres. Nous avons combiné la voix avec le mouvement physique, en faisant des exercices de recherche pour les éléments qui peuvent définir une personnalité, et en les exposant à des rencontres avec les autres. Nous sommes donc passés de moments de travail collectif, aux moments de travail individuel, pour revenir ensuite toujours au travail collectif. L'improvisation non verbale était basée sur la prémisse de la page blanche, d'essayer de vider l'esprit et le corps de toute image, lien ou sentiment antérieur, pour générer des situations instantanées, à observer. Toutes les sessions d'improvisation, qui étaient de 5 à 6 par jour, ont été enregistrées en vidéo et revues ensemble. L'écriture de mouvements représentatifs était un travail individuel de composition sur la base des qualités de mouvement de chacun, convenu après un moment de débat oral. La définition de la subjectivité de chaque participant était liée à une qualité de mouvement, dont nous avons défini: la linéarité pour Margherita, l'élasticité pour Elise, la spirale pour Camille et les articulations pour Benjamin. Une fois que nous avons partagé le matériel chorégraphique né des qualités et écrit en phrases d'environ 1m30s de durée, nous avons appris les phrases des autres, et nous sommes passés par un processus de répétition pour intégrer ce matériel chorégraphique dans notre mémoire, comme un vocabulaire commun. Avoir un vocabulaire commun est un choix et un positionnement à ce stade, et offre l'exemple d'une certaine homogénéité de groupe. Enfin, le débat oral était une pratique quotidienne à laquelle nous avons donné de l'espace à différents moments de la journée. Dans un contexte de recherche, la lecture, la ré-élaboration écrite et la comparaison orale sont des moments fondamentaux. Dans ce contexte spécifique, le facteur de création-en-action permet de conduir à un autre cercle de réflexions, ou de «faire circuler» des idées autrement, en passant par une expérience incarnée dans l'instant et pas seulement souvenue par des expériences de vie extérieures — expériences vécues antérieurement, ou vues ou lues à partir de l'expérience d'autres personnes..

Chaque expérience de répétition de la mise en scène du dispositif improvisé est clairement unique et irremplaçable. Les éléments avec lesquels nous avons joué étaient donc: la qualité du mouvement personnel, la phrase chorégraphique commune, la réaction instantanée du corps et de la voix, les éléments sonores préenregistrés — sous forme de bruits ambiants ou de compositions musicales originales, les costumes — des chemises rouges, la construction d'une scénographie dans l'espace de jeu — faite de changements de lumière, de caméras, de projecteurs et d'images projetées, et une projection vidéo interactive générée par les caméras à travers un programme informatique géré en semi-direct par Laurent Bonnotte.

En ce sens, l'objectif du projet RéticulationS est de passer par différents moments de recherche-création, donc une combinaison de réflexion, d'étude, de jeu et de débat oral sur le thème de l'intersubjectivité, afin d’incarner le concept en actions instantanées, et de partager ensuite des pensées sur le valeur expérientielle de l’intersubjectivité. De la même manière que nous travaillons avec une équipe de danseurs professionnels, nous pensons donc proposer l'installation au public de deux manières: un premier format comme observation et transmission de l'expérience d'autrui - celle des danseurs - et un deuxième format comme participation active, dans lequel le public rentre dans le dispositif en suivant les mêmes instructions que les danseurs et en improvisant.

Laurent Bonnotte

Structure

1. Sujet de recherche: l'intersubjectivité

2. Planification avant création: improvisation et rôles; calendrier des travaux et intervention de la projection vidéo interactive

3. Journal de bord

3.1. type de echauffement

3.2. recherche de mouvement avec la voix

3.3. la vie en commun

3.4. étapes de création et de répétition

3.5. expérience revisitée chaque jour sur le sujet de recherche

4. Développement des actions chorégraphiques

4.1. définition de l'intersubjectivité et des contradictions de la communication, débat de groupe

4.2. définition de la subjectivité de chaque participant: qualité du mouvement - ligne (m), élasticité (e), spirale (c), articulations (b)

4.3. construction de phrases chorégraphiques basées sur chaque qualité différente

4.4. transmission de phrases dans le groupe

4.5. observation du passage de la transmission, occasionnelle ou structurée, et de l'évolution des phrases et des qualités

4.6. improvisation et répétition, observation des rôles et de leur évolution

4.7. improvisation, déconstruction et reconstruction d'une matière écrite collective

4.8. improviser à partir de zéro: réagir à la situation créée dans l'espace de jeu, en temps réel

4.9. accumulation d'expérience vers une fin

5. Intégration des éléments à la chorégraphie

5.1. relation entre chorégraphie et espace

5.2. relation entre chorégraphie et son

5.3. relation entre chorégraphie et costumes

5.4. relation entre chorégraphie et projection vidéo interactive

6. Remarques finales

6.1. la valeur du temps

6.2. la valeur de l'espace

Audrey Planchet

Entretiens avec les danseurs

Élise Boileau

Margherita est arrivée le premier jour de la semaine de travail avec des questions sur l'intersubjectivité. C’étaient des questions assez intellectuelles qu'il fallait retranscrire, transposer en improvisations avec le corps, nous étions quatre puis trois sur scène, et il s'agissait d'incarner «je», «tu» et «il / elle». Le premier jour de la semaine nous étions vraiment dans le brouillard, car en fait nous étions bien dans nos têtes, pour comprendre exactement le concept d'intesubjectivité. Puis assez rapidement dans le travail nous nous sommes donné le mandat de ne pas trop intellectualiser mais au contraire d'essayer d'entrer davantage dans nos sensations corporelles, et en particulier dans les sensations de l'espace, et d'une conscience de ce que cela signifie quand une personne entre dans l'espace, et quand elle en sort, car elle affecte l'état physique, mais aussi psychologique. Plus tard, nous avons beaucoup joué avec les relations dans l'espace, et notamment en préparant le fait qu'il y aurait une projection vidéo en relation avec nous, avec des lignes et des effets visuels et graphiques, et cela nous a beaucoup aidé à représenter le concept qui c'était d'abord intellectuel, pour le rendre plus concret dans les improvisations. À la fin de la semaine, avoir improvisé avec les mêmes personnes pendant cinq jours entiers, a créé entre nous des relations parfois plus claires, parfois plus surprenantes, car nous nous permettions de changer, de trouver de nouveaux éléments, de provoquer, de ne pas suivre les instructions. Entre le début et la fin de la semaine, j'ai ressenti de plus en plus de liberté et de spontanéité. En fait, quand on part d'un concept extrêmement intellectuel et théorique, pour moi en tant qu'interprète, il faut se donner la liberté de mettre le concept de côté pour le vivre. Je pense qu'entre Benjamin, Camille et moi, nous avons tous les trois quelque chose d'assez intuitif et instinctif, donc l'expérience a bien fonctionné, et ce que nous avons dessiné dans les improvisations était quelque chose d'intéressant.


Camille Chevalier

C'est une création qui s'est faite en deux temps, un premier moment où nous, danseurs et chorégraphe, avons appris à nous habituer et à découvrir nos univers de danse et nos tendances esthétiques, nous avons donc fait beaucoup de recherches et d'apprentissage mutuel de pièces chorégraphiques. On peut déjà voir ici une première réflexion sur l'intersubjectivité chorégraphique, ou du moins une connexion entre les différents participants. L’expérience passe par cette première approche: au début nous étions un peu perdus car nous ne savions pas qu'il y aurait une autre dimension à cette démarche, nous nous sommes laissés emporter par cette expérience, en nous disant que nous ne savions pas quelle forme prendrait le projet final. Nous avons donc démarré la création en sachant qu’il y aurait un aspect technique, à travers lequel nos mouvements seraient transcrits sur un écran, mais sans le connaître: donc chacun de nous avait sa propre idée, sa propre imagination, sa vision de ce qui aurait été. Et en fait c'était amusant de voir comment, le dernier jour, quand Laurent nous a rejoint pour l'aspect technique, tout a pris une forme à laquelle on ne s'attendait pas, et cela a été enrichissant dans cette expérience. Nous avons conservé la fraîcheur et l'enthousiasme de la création sans avoir à remettre en question les problèmes de ce qui allait suivre. Nous avons alors commencé par une création du corps, puis cela a été pris comme matière pour Laurent pour faire une sorte de deuxième création, une deuxième couche, une deuxième dimension après tout ce processus: toute ruée survenue au cours de la semaine s'est dissipée lorsque Laurent a installé ses appareils. Nous portions également des robes rouges, qui représentaient déjà une connexion entre nous interprètes, et qui permettaient à Laurent de travailler avec un logiciel qui captait nos mouvements, qui étaient ensuite projetés sur le mur, un mur que nous pouvions nous-mêmes voir de la scène. Cette capture et reproduction créait de magnifiques traces de nos mouvements, c'était comme faire une peinture vivante, dynamique et complètement abstraite, où l'on voyait nos trois corps bouger, se croiser, marquer de longues lignes, les pas de mouvements créés simultanément ou en différé. Il y avait aussi la possibilité, avec ce logiciel, de faire visibles des connexions invisibles entre les interprètes. Il se trouve donc que sur scène on ne peut pas se regarder, par exemple, ou être désynchronisé, mais à travers l'ordinateur, ou la machine, Laurent peut symboliser des relations imaginaires et invisibles entre les interprètes. Le résultat pourrait être une image picturale abstraite, un chaos non identifiable, alors que sur scène nous avons réalisé une action concrète d'interrelation, à la fois parce que nous dansions en synchronisation, et parce que les regards entre les interprètes transmettaient une relation claire entre les corps. Au niveau de l'intersubjectivité, entre les différents acteurs de cette mise en scène, il était intéressant de noter qu'en plus des relations des trois interprètes il y avait aussi la relation avec Laurent, et cela a également demandé beaucoup d'attention et de complicité avec lui. Il fallait aussi tenir compte du public, ou du moins de ce fameux quatrième mur imaginaire, que l'interprétation sur scène était de toute façon structurée vers un front, et que l'on pouvait aussi interagir avec notre propre projection; le fait qu'il y ait eu cette projection a influencé et changé notre propre interprétation. Nous n'étions pas toujours tous les trois sur scène, mais il y avait des moments où un interprète était seul, des moments où il y avait un duo, et parfois un trio, et à la fin nous disparaissions pour n'être présents qu'à travers la «machine», c’est-à-dire la vidéo-projection. Il y avait donc différentes manières d'observer cette mise en scène: à la fois la vivre de l'intérieur, et de l'extérieur en tant qu'observateur (comme dans le cas de la chorégraphe) et choisir de regarder une partie ou une autre, ou le tout. 

La vidéo enregistrée par Laurent pourrait avoir une vie propre en tant qu'œuvre d'art, pour voir ce qui s'était passé sur scène auparavant, comment les corps avaient été influencés par leur propre reflet. Finalement la réflexion, ou vidéo, représente une mise en abime de l'expérience artistique, comme pour représenter l'essence de l'expérience. Le projet est complexe et réunit différentes disciplines, danse, art numérique, théâtre, le tout lié par l'improvisation, donc vivant, frais, authentique, présent. Chaque répétition était une aventure et une expérience différente: malgré quelques consignes et un leitmotiv, la semaine de travail a été riche en moments présents, ce qui a donné à l'application de l'art numérique une note positive, qui a non seulement servi à dématérialiser le temps et l'espace, mais qui a inscrit l'expérience et les relations dans quelque chose de présent et immersif.


Benjamin Labruyère

C'était intéressant de passer par cette compréhension intellectuelle, à travers les pronoms personnels, très simples, entre «je», «tu», «il / elle» et «nous», puis passer à l'aspect corporel et ressentir ces sujets et les mouvements de mon corps et de mon expression corporelle quand je suis «je», donc seul sur la scène, quel est mon espace de jeu, et comment les notions de mouvement créées et improvisées à partir de cette singularité et de cette prise d'espace ont été modifiées et ils s'influencèrent mutuellement avec l'entrée d'un autre personnage. Donc le «tu» qui entre et qui peut former un «nous», tel qu'il s'établit à travers un langage non verbal un imaginaire du tout de deux, une suite de mouvements instantanés, une respiration en commun avec une prise d'espace, deux corps qui partagent un espace. Après cela, il y a la participation d'une troisième personne extérieure, «il» ou «elle», une nouvelle identité qui vient de l'extérieur, un corps observateur de la relation qui se crée, et qui modifie à nouveau l'espace: cela modifie le les sensations corporelles, les mouvements créés et les mouvements improvisés, car cette troisième personne perturbe l'énergie qui était précédemment créée. J'ai trouvé très intéressant d'explorer cette matière, et de ressentir en termes sensoriels et d'expérience improvisée, les différents changements d'état à travers l'exploration très simple des pronoms personnels, de goûter et de ressentir l'intersubjectivité que je pourrais qualifier de liens invisibles constants, ce qui sur la scène ils priment sur toute autre prérogative de relation, et qui prennent visibilité et «corps» (deviennent palpables) malgré leur invisibilité. A chaque répétition, le changement de rôles me donnait une nette différence d'interprétation et de création d'imaginaires. En fonction des rôles que nous avons définis au départ, pour les interpréter dans le moment présent, un imaginaire s'est formé, à chaque fois très différent. Tant sur le plan intellectuel que corporel, la génération de situations instantanées a changé à chaque fois la question sur le plan personnel et collectif pour les différents interprètes de la scène. Cela m'a fait penser rétrospectivement que nous sommes tous liés par quelque chose d'invisible, on pourrait dire quantique, et le fait de le faire consciemment, de le verbaliser, de le «corporaliser» (l'incarner), met en évidence que cela existe déjà inconsciemment, que chaque personne expérimente les changements et les influences des autres sans en être conscient. Je pourrais prendre d'autres exemples, quand j'ai mal à la tête, ou que je suis fatigué, ou que je suis triste, et je prends le temps de ressentir ce qui se passe en moi, à cause de moi-même, de l'environnement extérieur, des événements que j'ai vécus précédemment, mais parfois je sens aussi que ce que je vis ne vient pas de moi, mais d'autre chose d'extérieur, ce que nous pourrions appeler un inconscient collectif, une énergie qui ne nous appartient pas mais qui est présente dans l'état collectif, de groupe, comme par exemple maintenant avec la crise sanitaire. Il est possible qu'une personne éprouve des émotions sans le vouloir, non pas d'origine individuelle, mais d'appartenance au collectif. Ayant mis ces concepts en scène, sur un espace défini, fermé, après il est également agréable du point de vue esthétique de voir les corps reproduits à l'écran, jouant avec cette intersection numérique qui traduit les liens et les mouvements en points, et rendre visible l'invisibilité.